Durant le festival du feutre Mars 2023, j’ai eu le plaisir de donner une conférence sur le sensible : pourquoi et comment l’amener au cœur de la pratique du dessin et de la facilitation graphique. Voici une synthèse non exhaustive de cette conférence, avec des ajouts plus personnels qui coïncident avec mon parcours, et les échanges qui ont eu lieu lors de cette conférence. N’hésitez pas à le commenter : je serais ravie d’échanger avec vous sur vos pratiques !
Note : par souci d’accessibilité, je n’utilise pas l’écriture inclusive qui ne passe pas les tests de lisibilité et auditifs. L’usage du masculin est devenu la forme neutre dans la langue française, c’est pourquoi j’ai fait ce choix de l’utiliser. C’est un choix tout à fait personnel et je respecte également le choix d’autrui d’utiliser l’écriture inclusive.
Pourquoi parler du sensible ?
En tant que dessinatrice, j’ai choisi le dessin comme voie(x) d’expression pour apporter de la beauté et de la poésie à ce monde. Quand j’ai rencontré la facilitation graphique, j’ai été séduite de pouvoir à la fois transmettre un savoir et le rendre accessible grâce à apport esthétique.
Lors de formations à la facilitation graphique, on entend beaucoup que « Sketchnote is not Art » pour détendre les apprenants. Car oui, nous sommes tous en capacité de dessiner. (Et c’est vrai.)
Cependant, il est important de rappeler que dans facilitation graphique, il y a graphique : le rapport au graphisme, à l’équilibre de la mise en page, à un choix esthétique sont au même niveau que l’accessibilité d’un contenu.
Que vient faire le sensible dans tout ça ?
Le sensible, c’est être touché par quelque chose qui n’est pas de l’ordre du mental. Parler plus au cœur qu’à la tête en jouant avec les 5 sens (comment dessiner les odeurs ou le toucher ?) en passant par l’émotion. Le sensible parle intiment à l’âme.
Logos versus mythos
La peinture en France a longtemps été un moyen de documenter des faits historiques et véhiculer des messages. Que ça soit des portraits de grands monarques ou de conquérants, des scènes de grandes batailles, l’art fait état de l’histoire. Les 17e et 18e siècle, emprunts de classicisme et de réalisme, ont marqué durablement les esprits, prônant la raison (le logos) face à la sensibilité. L’objectivité face à la subjectivité. La science face à la « sensiblerie ».
Lorsque le Japon se rouvre au monde extérieur, un bouleversement va se produire au sein de l’histoire de l’art : l’invention de la photographie vient questionner l’utilité de la peinture réaliste et la découverte des estampes japonaises va donner un nouveau souffle à certains artistes et donner naissance à des courants artistiques majeurs (le japonisme, le symbolisme, l’impressionnisme et l’Art Nouveau…), fondateurs de l’art moderne.
« Le monde flottant » comme on l’appelle souvent, fait état de paysages sans perspective, de plein et du vide, poétique et objectif. On sent le vent penchant les fleurs, le vol des oiseaux, on devine le sinueux périple des paysans à travers la montagne.
Insérer du sensible dans la pratique du dessin
Lorsque nous, facilitateurs graphiques, sommes appelés pour des prestations, il s’agit souvent de restituer des informations, des échanges, des données. Le danger d’une restitution neutre serait un dessin sans âme, froid, distant. Notre rôle quelque part, c’est d’apporter une touche de sensible pour créer le pas de côté nécessaire au changement de regard.
Ce pas de côté peut être humoristique, mais pourquoi pas poétique, onirique ?
En philosophie, on parle de « mythos » pour désigner une intelligence narrative. La narration est la capacité de raconter et faire vivre des histoires et l’Homme a besoin d’histoires pour vivre, se donner du sens et une direction.
Qui ne se souvient pas avoir pensé « et à ce moment là, j’ai eu la révélation de ma vie » ou encore « s’il n’y avait pas eu cet événement dans ma vie, je ne serais pas là aujourd’hui » ? Mais qu’en savons-nous ? Ce qui compte, c’est qu’en créant notre propre mythologie, on donne du sens aux événements qui nous arrive et on fait fonctionner notre imaginaire !
Se raconter des histoires fait fonctionner l’imagination, crée un ailleurs. Et c’est ce que l’on nous demande quand on fait appel au dessin : la facilitation graphique est un point d’entrée à un contenu, elle est support de mémoire mais il est possible de produire de la mémoire sans passer par les données. Vous souvenez vous plus facilement des dates historiques ou bien des faits historiques ? C’est l’histoire que l’on raconte qui aide à la mémorisation.
Comment j’insère du sensible dans mes productions ?
Lors d’une prestation particulière d’adieux d’une équipe, on m’a proposé de venir dessiner pour rendre compte de la journée. Il se trouve que la personne qui était à l’initiative du projet avait proposé un format créatif très libre à chacun de ses équipiers, ce qui m’a inspiré à emporté aquarelle, pinceaux et encres.
Autre exemple lors d’une série d’ateliers de sensibilisation sur les addictions : en présence de témoignage d’un ancien alcoolique et de sa compagne, j’ai dessiné durant ces ateliers. Au départ pensé comme un reportage graphique, mon dessin a évolué en métaphore visuelle et sensible. Lors de la restitution finale de ces ateliers, qui a donné lieu à une exposition, ce sont ces images qui ont le plus touché le public. Nous avions d’ailleurs une très belle interprétation poétique donnée par la sophrologue qui accompagnait ce projet.
L’usage également de métaphores visuelles, d’oser dégrossir un seul propos face au 50 autres est également une pratique que l’on insérer dans notre boîte à outils de facilitateur graphique. Choisir le propos qui nous semble pertinent, qui semble avoir percuté la salle.
Saisir le sensible demande donc à sortir d’une lecture linéaire, « ras-les-pâquerettes » pour apporter cette hauteur qui caractérise le facilitateur graphique. Cette sensibilité demande à chacun d’aller puiser à sa source, oser essayer ce qui ne se fait pas encore. C’est d’ailleurs une pratique encore balbutiante chez moi, mais une voie sur laquelle je chemine lentement.
« Le dessin doit être comme un coup de poing dans la gueule » disait Cavanna, il doit provoquer quelque chose chez le spectateur : déranger, questionner, s’étonner, s’émerveiller… En tant que praticien de l’image, ne devons-nous pas d’abord nous mettre au service du sens et du dessin avant de nous mettre au service de nos clients (c’est osé, je vous l’accorde) ? Servir le dessin à dessein. Enfin, n’est pas-ce en exprimant sa propre singularité que cela permet à chacun de développer sa propre pâte graphique et de sortir d’un esprit compétitif ?
Un article bien mental pour vous parler d’un sujet bien… sensible ! Le premier d’une longue suite, je l’espère car c’est un sujet qui me tient particulièrement à cœur. L’art de la synthèse est de pouvoir manier l’imaginaire et la raison pour parler à tous les esprits !
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